Avant de s’éteindre doucement sous les Lumières - et léguer
son héritage au pianoforte naissant - durant les deux décennies
qui précèdent la Révolution, le clavecin français
connaît une féconde ultime période dans les années
1740 – 1770. Il avait lui-même pris la succession de sa petite sœur
l’épinette au début du XVII° siècle, avait grandi
sous le règne de Louis XIV, servi par Chambonnières, Louis Couperin,
d’Anglebert, Marchand ou Clérambault, et avait connu son apogée
sous la Régence, avec François Couperin et Jean-Philippe Rameau.
Alors, sous Louis XV, en ces années Pompadour, allait perdurer une école
du rococo, riche de ce précieux enseignement classique, typiquement française
dans ses racines populaires, son expression aristocratique et sa faculté
d’assimilation des diverses influences italiennes ou allemandes, école
dont le prestige faisait de la France le modèle absolu du monde civilisé.
Les principaux clavecinistes alors - parfois des petits maîtres, mais
de quel talent ! - se nomment Antoine Dornel, François Dagincourt, Michel
Corrette, Jean-François Dandrieu, Pierre Février, Louis-Claude
Daquin, Joseph Bodin de Boismortier, Bernard de Bury, puis dans un second temps,
Jacques Duphly, Joseph-Nicolas-Pancrace Royer, Claude Balbastre, Jean-Baptiste
Forqueray, Armand-Louis Couperin, Pierre-Claude Foucquet et Simon Simon. Et
puis soudainement, vers la fin du règne du Bien-aimé, tandis que
le pianoforte arrive d’Angleterre et d’Allemagne, l’inspiration
s’émousse, les assauts italiens et allemands opposent une redoutable
et légitime concurrence, les querelles musico littéraires dispersent
les énergies ; le goût n’est plus aux pudiques émois
mais aux sentiments librement exprimés : c’est le début
du Romantisme, l’invention de la liberté, selon Starobinski, la
fin d’un monde, selon Talleyrand.
Simon Simon est donc l’un des derniers compositeurs français à
écrire spécifiquement pour clavecin, en 1761 un Premier Livre
puis en 1770 un Deuxième Livre et un Troisième Livre, avec Jacques
Duphly (Quatrième Livre, 1768), et Michel Corrette (Sixième Livre
des Amusemens du Parnasse, 1769). A partir de ce moment, le frontispice des
ouvrages stipulera quelque temps encore pour clavecin ou pianoforte, souvent
à des fins commerciales, pour ne plus mentionner finalement que le seul
pianoforte. Selon l’Essai sur la Musique ancienne et moderne de 1780,
de Jean-Benjamin de Laborde, « Simon Simon, né aux Vaux de Cernay,
près de Rambouillet, fut envoyé à l’âge de
sept ans auprès du sieur Butet son oncle, Organiste d’une abbaye
près de Caen ; mais la médiocrité des talens du maître
s’étendit sur les progrès de l’écolier. Madame
la Marquise de la Mézangere le vit par hazard, crut lui reconnaître
des dispositions pour le clavecin, et l’emmena chez elle, lorsqu’il
n’était encore âgé que de treize ans. M. de Saint-Saire
et elle entreprirent d’en faire un bon Musicien, et ne négligèrent
aucun soin pour y réussir ; il se chargea de lui montrer la Musique et
Madame de la Mézangere lui donna des leçons de clavecin. Ils eurent
le plaisir de voir prospérer leur élève en peu de tems.
Son esprit, ses talens, sa conduite, lui procurerent une infinité d’écoliers,
& ce fut le commencement de sa fortune. Le tems qu’il était
obligé d’employer à donner des leçons, ne l’empêcha
pas d’en trouver assez pour apprendre la composition de M. Dauvergne,
qui le mit bientôt en état de travailler à se faire un nom
dans cette nouvelle carriere, & les trois livres de pièces de clavecin
qu’il donna au public, lui procurerent la connaissance & l’amitié
de M. Le Tourneur, maître de clavecin des Enfans de France. Ce galant
homme, enchanté des talens et de la sagesse de M. Simon, lui fit épouser
Mademoiselle Tardif, l’une de ses élèves, & en faveur
de ce mariage, obtint pour M. Simon la survivance de sa charge de Maître
de clavecin des Enfans de France, dont il est en possession depuis la retraite
à Mantes de son généreux bienfaiteur. Depuis, le Roi a
bien voulu lui accorder le brevet de Maître de clavecin de la Reine &
de Madame la Comtesse d’Artois. »
Ce que nous savons des dates de sa vie reste approximatif, mais l’on s’accorde
sur 1734 ou 1735 pour sa naissance et, faute d’acte de décès,
après 1780 pour sa mort. On sait qu’il demeure rue Montmartre,
dans la paroisse de Saint-Eustache, et on le voit témoin au mariage de
son confrère Georges Lefèvre, le 20 février 1754, à
Saint-Germain-l’Auxerrois. Après des débuts peu engageants
dans sa province natale, voilà donc vers 1747 le jeune Simon entre les
mains de deux professeurs de clavecin : l’illustre disciple de François
Couperin - ce dernier lui dédiait une des pièces de son Second
Livre, La Mézangére, trente ans auparavant - et un jeune violoniste
originaire de Rochefort, M. de Saint-Saire, pour qui Simon écrit à
son tour une pièce avec violon dans son Livre de clavecin de 1761, et
dont Laborde, à nouveau, parle dans son Essai de 1780 : « Il vint
à Paris en 1737, & devint bientôt l’ami de M. Fagon,
Intendant des Finances, chez qui les gens de mérite étaient fiers
d’être bien accueillis. Ce fut à-peu-près dans le
même tems qu’il fit connaissance avec M. le marquis de la Mézangére,
dont la femme était la célèbre Musicienne dont nous avons
donné un article dans le chapitre précédent. M. de Saint-Saire,
peu avantagé des biens de la fortune, trouva un agréable asyle
dans la maison de ces époux généreux, qui lui donnerent
un appartement, & le traiterent toujours comme leur enfant… Cet habile
Amateur aurait eu beaucoup de talent pour la composition, s’il se fut
moins défié de ses forces, & et s’il eut pû vaincre
sa timidité naturelle, qui l’a toujours rendu trop modeste…
Les vrais talens doutent toujours de leur mérite, par les difficultés
continuelles qu’ils découvrent dans leur art, tandis que ceux qui
n’en ont que des apparences, ne doutent de rien, & inondent de leurs
mauvaises productions le public, assez facile pour leur en procurer le débit.
»
Comme 1752 avec la Querelle des Bouffons et les débuts de l’Encyclopédie,
1761, année de la parution du premier ouvrage de Simon, est une date
importante du règne de Louis XV : la Guerre de Sept ans épuise
les finances du royaume, et les restrictions de pensions et de dépenses
marquent tristement la fin du magnifique mais dispendieux mécénat
de la marquise de Pompadour. Et pourtant l’époque reste fastueuse,
et la capitale, tout comme Versailles et bien d’autres villes de province,
bénéficie de remarquables embellissements : le Petit Trianon de
Gabriel, l’actuelle place de la Concorde, la Madeleine, le Panthéon,
tandis que les somptueux hôtels des faubourgs des deux rives sont décorés
par Boucher ou Van Loo. Toute la vie culturelle d’ailleurs est foisonnante
en ces années soixante du siècle des Lumières : c’est
l’époque du Candide et du Dictionnaire philosophique de Voltaire,
du Neveu de Rameau de Diderot, de l’Emile et du Contrat social de Rousseau
. Mozart rend bientôt sa première visite à Paris où
l’on joue Rameau, Haydn, Gluck et les fils de Bach, mais aussi les tout
nouveaux opéras-comiques français de Monsigny, Philidor, Favart,
Dauvergne ou Mondonville. Seule la production d’œuvres pour clavier
s’essouffle, après quelques admirables livres de clavecin : Armand-Louis
Couperin en 1751, Jacques Duphly en 1756, Jean-Philippe Rameau en 1757 et Claude
Balbastre en 1759, et quelques essais de concertos pour orgue à l’imitation
de Haendel par Balbastre, Corrette et Tapray. C’est pourtant ce copieux
répertoire qui fera dire à Léopold Mozart que « la
musique française ne vaut pas le diable, mais on en vient à changer
rigoureusement » … Mozart lui-même ne goûtait qu’un
seul compositeur parisien, encore était-il d’origine allemande,
c’était Johann Schobert, qui venait d’arriver de Silésie
en 1761 et s’était installé au Temple chez le prince de
Conti, où pendant sept années d’une vie tôt écourtée
il devait publier avec régularité une vingtaine d’ouvrages
admirables pour le clavecin, bien que déjà sous l’influence
du pianoforte.
Mais cette vie opulente à la fin de l’Ancien Régime ne masque
pas l’inquiétude qui s’est installée depuis l’attentat
de Damiens sur Louis XV, l’impopularité croissante des privilèges,
les conflits européens, le renvoi des Jésuites en 1764 puis la
dissolution de leur ordre dix ans plus tard, et plus généralement
les prémices romantiques et révolutionnaires entretenues par les
artistes et les intellectuels : bientôt Goethe écrit son Werther,
et Beaumarchais son Mariage de Figaro. Alors les musiciens s’accrochent
à leurs postes officiels, et seuls d’entre eux peuvent survivre
ceux qui en bénéficient, comme des prestigieuses tribunes d’orgue
ou de la protection de mécènes. C’est le cas de Simon Simon
qui, bien avant de s’imposer auprès de la famille royale, est très
tôt pris en affection par cette Madame de la Mézangère -
à qui il dédie son Premier Livre de Pièces de clavecin,
dont la première œuvre porte le nom - et dont Laborde conte les
louanges dans son Essai de 1780 : « Fille de M. Bourret, Avocat au Parlement,
& intendant de S.A.S. Mad. la Duchesse de Nemours, qui le fit aussi Intendant
de sa principauté de Neuf-Châtel, est née le 10 février
1693. Son goût pour la Musique se déclara dès sa grande
jeunesse ; le célèbre Couperin lui enseigna à jouer du
clavecin, & en peu de tems elle devint sa plus forte écolière.
Elle apprit aussi l’accompagnement de Bournonville, le meilleur maître
en ce genre qui ait jamais existé. En 1714, elle épousa M. Scott,
Seigneur de la Mézangere, & n’en eut qu’une fille, qui
fut mariée en 1738 au Marquis de Gange, & qui mourut de poitrine
en 1741, dans les bras de sa mère, qui, malgré la plus faible
santé, avait volé au fond du Languedoc, pour recevoir ses derniers
soupirs. Mad. de Gange jouait parfaitement du clavecin, & n’avait
jamais eu de maître que sa mère. L’habileté de cette
fille si chérie ne fut pas la seule preuve du talent que Madame de la
Mézangere avait pour donner des leçons. Elle éleva chez
elle un jeune enfant de treize ans ; & par les bons principes qu’elle
lui enseigna, lui fit faire de tels progrès, qu’il est devenu Maître
de clavecin de la Reine et des Enfans de France. Madame de la Mézangere
avait aussi du talent pour la composition, qu’elle savait parfaitement
; mais elle n’a jamais voulu rendre public aucun de ses ouvrages. Le chagrin
qu’elle ressentit à la mort de sa fille, la fit renoncer à
tout autre soin qu’à celui qu’elle prit des pauvres de sa
paroisse ; elle en fut l’administratrice pendant trente ans, & et
ses jours furent comptés par les biens qu’elle fit. Agée
maintenant de plus de 86 ans, elle recueille le fruit de tant d’années
de vertus, par une tranquillité d’âme, qui l’a résignée
depuis longtemps aux ordres de la Providence. »
Ce n’est qu’en 1770, en survivance de la charge de Charles-François
le Tourneur qui, selon Laborde « a prouvé ses talens par ceux de
son illustre écolière (Madame Victoire) », après
avoir donc écrit ses trois livres de clavecin - les deuxième et
troisième étant dédiés à Madame Adélaïde,
autre fille du roi - qu’il devient le professeur de toute la famille royale,
secondé par son épouse dans sa tâche éducative :
d’abord auprès de la reine, (alors que Hinner est maître
de harpe), de la comtesse d’Artois en 1773, puis après la mort
de Louis XV, des enfants Marie-Thérèse-Charlotte, Louis-Joseph,
Louis-Charles et Sophie en 1776, de Madame, comtesse de Provence, en 1780, des
ducs d’Angoulême et de Berry en 1784, et enfin de Madame Elisabeth
en 1787. Son nom figure à ces divers titres dans les Etats de la France jusqu'en 1789. La plupart des confrères de Simon Simon en charge de la maison
royale, De la Garde, Gauzargues et Cardon, n’ont pas laissé de
souvenir dans le monde musical. Seuls Balbastre, organiste de Monsieur, comte
de Provence, en 1787, et Boëly, maître de harpe de la comtesse d’Artois
en 1773 et de Madame Elisabeth en 1787 sont restés dans l’histoire,
de même que les luthiers Cousineau et Nadermann. Plus tôt, Bernard
de Bury, excellent compositeur, tout aussi précoce puisqu’il édite
en 1737, âgé de 17 ans, un superbe livre de clavecin, accumulait
quant à lui les survivances de Marie-Antoinette Couperin en tant que
claveciniste du roi depuis 1741, et de son oncle Collin de Blamont à
la Chambre en 1744 puis de Rebel à la Surintendance en 1751.
Antoine Dauvergne, avec qui Simon travaille l’écriture, est directeur
du Concert spirituel et de l’Académie de Musique ; il a composé,
à l’époque de la Querelle des Bouffons en 1752, Les Troqueurs,
puis La Coquette trompée. Les autres compositeurs français marquants
de la cour sont François Giroust, qui écrit en 1775 la Messe du
Sacre de Louis XVI, ainsi que François Rebel, François Francoeur,
Nicolas Séjan et Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville, alors qu’à
Paris triomphent Gluck, Haydn, Rameau, Corrette, Philidor, Gossec, Le Sueur,
Grétry ou Saint-Georges. Peu à peu d’ailleurs, la cour de
Versailles devient une sinécure pour ces musiciens si leur carrière
ne se déroule également dans la capitale : Mozart, lors de ce
dramatique séjour de 1778 à Paris au cours duquel il refuse la
charge d’organiste de la Chapelle royale, dit qu’à Versailles,
« on enterre son talent et puis, qui est au service du roi est oublié
à Paris ».
Les Français doivent subir la présence grandissante des musiciens
allemands invités par Marie-Antoinette dès 1774 : les charges
d’instrumentistes à vent incombent de plus en plus à des
allemands, et, à l’exemple de Schobert autrefois, des musiciens
comme Hinner, Beck, Honnauer, Wagenseil ou Martini Schwarzenberg s’installent
à Paris ; même les pages de la cour s’expriment dit-on en
allemand ! Et si les critiques des étrangers à l’égard
de la musique française, Mozart le premier, entament les forces du dernier
bastion des clavecinistes Duphly, Balbastre ou Simon, Paris demeure, selon Carracioli
en 1776, « le modèle des nations ou l’Europe française
». L’architecte Patte à cette époque disait aussi
: « Paris est à l’Europe ce qu’était la Grèce
lorsque les arts y triomphaient : il fournit les artistes au reste du monde
». Et Voltaire à la fin de sa vie : « Louis XVI et Gluck
vont faire de nouveaux français ».
Des trois livres de Simon, seul le premier comporte des pièces pour le
clavecin seul, quinze sur vingt-cinq morceaux répartis en six suites,
les autres étant accompagnées du violon, comme il en sera dans
les deux autres ouvrages qui se composent, eux, de quatre Sonates et deux Concertos,
tous en trois mouvements avec indications à l’italienne, pour le
deuxième livre, et six Concerts également en trois mouvements
pour le troisième, et qui sont tous les deux dédiés à
la fille de Louis XV, Madame Adélaïde, excellente claveciniste qui
mourra en 1800. La gravure de ces trois volumes est très soignée,
et le premier comprend, outre la traditionnelle page de dédicace, un
Avertissement qui fourmille d’indications propres à l’exécution
au clavecin dans ses dernières années, et qui en laissent présager
le déclin inévitable. L’auteur, après quelques précisions
concernant les altérations des ornements, annonce qu’il a indiqué
les doigtés de l’Ouverture de la 4ème suite, comportant
des changements de doigts sur les notes répétées, à
la manière de Scarlatti ou de Balbastre dans son Ouverture du Pigmalion
de Rameau, dont l’exécution « sans cela serait extrêmement
difficile, à cause de la vivacité du morceau ». C’est
dire combien Simon est amateur de cette virtuosité italienne fort en
vogue depuis l’édition des œuvres de Scarlatti quelques vingt
années auparavant : « J’ai tâché de rassembler
ici les deux genres de Musique qui partagent ordinairement et qui réunissent
quelquefois les suffrages des Amateurs ; je veux dire, le goût François
et le goût Italien ». A propos du toucher, Simon précise
que « tous les détachés que j’ai mis sur plusieurs
notes doivent être passés moèleusement… en d’autres
endroits où les détachés contrastent avec des coulés,
on doit prononcer un peu plus les détachés, mais toujours éviter
la dureté si naturèle à un instrument dont il faut sauver
le cliquetis… La douceur et l’adresse me paraissent non seulement
plus sûres mais plus convenables à la nature du Clavecin. Si les
Dames le touchent, il faut montrer les grâces et l’agilité
de la main, sans la fatiguer ». Bien d’autres remarques sur la vitesse
et la régularité du mouvement, la longueur des pièces à
reprises, la netteté des agréments, sont très originales
et même fondamentales pour l’exécutant d’aujourd’hui.
Mais ce qui est le plus curieux, et qui rejoint son souci du cliquetis, dont
bientôt le pianoforte sera exempté, c’est le désir
de doubler l’instrument à cordes pincées par le violon :
« au lieu de donner à l’ordinaire des Suites pour le Clavecin
seul dans un même ton (ce qui m’eût fait tomber dans une sorte
d’uniformité et de sècheresse qu’il convient d’éviter)
j’ai cru devoir en composer quelques unes avec accompagnement de Violon.
Elles en seront plus intéressantes, parceque la Mélodie, qui perd
les graces de sa rondeur dans les sons désunis du Clavecin, sera soutenue
par les sons filés et harmonieux du Violon ».
Deux pièces seulement rappellent l’antique Suite française
: la majestueuse Allemande, La Mézangère, marquée Noblement,
ainsi que la Sarabande marquée Tendrement, hommages non dissimulés
à Jean-Philippe Rameau. La Magnanville se compose de deux Gavottes, dont
les batteries de dixièmes à la main gauche avaient été
autrefois employées par le même Rameau dans ses Cyclopes, puis
par Corrette, qui prétendait en être l’inventeur dans son
Livre de 1734, plus récemment dans le final de la grandiose Chaconne
du Troisième Livre de 1756 de Jacques Duphly. La Tyrconell est une Pantomime
: c’est un genre musical très en vogue depuis la célèbre
pièce du dernier livre de François Couperin (1730) ; après
lui Rameau en a composé une pour ses Pièces en concert de 1741,
Foucquet dans son Deuxième Livre de 1751, Damoreau en 1754, Rameau encore
dans un manuscrit de 1756 reprenant celle de son Pigmalion, enfin la plus mythique,
celle de l’authentique Neveu de Rameau, Jean-François, figurant
dans un livre de Pièces de clavecin datant de 1757 et aujourd’hui
hélas perdu. Quant au nom de Tyrconell, c’est un titre nobiliaire
porté par une très ancienne famille Talbot, anglaise d’origine
normande. La D’Eaubonne est une proche parente de La Lanza du Deuxième
Livre de 1748 de Duphly, tant par sa tonalité, son mouvement, sa technique
d’écriture que par son traitement des différents thèmes
; une sarabande, La D’Aubonne figure dans les Pièces de violes
composées par Mr Forqueray le Père, mises en pièces de
clavecin par Mr Forqueray le Fils en 1747. A son propos, Simon Simon indique
dans son avertissement : « La D’Eaubonne, pièce vive à
la vérité, mais établie sur un chant suivi, demande moins
de vitesse, parcequ’elle veut de l’expression et du sentiment dans
plusieurs passages ; non que je prétende que, dans ces endroits-là,
il faille ralentir le mouvement : la mesure ne doit jamais être altérée
dans sa marche, à moins qu’on ne veuille changer absolument le
caractère d’un Air ou d’une Pièce. Or placer un agrément,
flater les sons, leur donner une sorte de molesse, tout cela doit s’exécuter
sans que le mouvement de la mesure en souffre. »
La Fontaine est marquée Vif, et comporte des indications de changement
de clavier correspondant à ses deux thèmes. Si La Moriceau, nom
que l’on trouve également chez Balbastre en 1759, est une sorte
d’hommage à Corrette dans les variations haendéliennes de
La Dégourdie, aussi en fa majeur, de la Troisième Suite de 1734,
la Musette, La de Nangis, n’est pas sans rappeler la naïveté
de quelques pièces avec bourdon de François Couperin. L’on
peut varier, et jouer sur l’octave, les deux petits Menuets intitulés
La de Broglie, dédiés à un personnage très influent
dans les services secrets de Louis XV, chargé, entre autres imbroglios,
des tractations visant à établir le prince de Conti sur le trône
polonais.
La La-Corée, sans doute la pièce la plus énigmatique de
tout le volume, fait l’objet d’un commentaire dans la revue Annonces,
Affiches et Avis divers du 6 août 1761 : « Ces Pièces, que
l’auteur appelle modestement son coup d’essai, dans un Avertissement
qui les précéde, annoncent au jugement des Amateurs éclairés,
beaucoup de talent, de goût, & de connoissance du vrai caractère
de l’instrument pour lequel il les a composées. Parmi plusieurs
beaux morceaux de mélodie & d’harmonie que renferme son recueil,
les Connoisseurs estiment particulièrement la Pièce qui commence
la 5ème Suite. Elle porte le nom de La-Corée, est en mi bémol
tierce mineure. L’Auteur, très jeune encore, réunit au talent
de composer avec goût, le talent peu commun d’enseigner avec toute
l’intelligence possible ». La tonalité de mi bémol
mineur est en effet très rarement usitée à l’époque
(on trouve du si bémol mineur chez Armand-Louis Couperin), et le titre
garde encore son secret, à moins que le caractère exotique de
son thème ondoyant et étrangement modulant ne soit une évocation
d’un Orient qui était fort à l’honneur dans ces années
où la Guerre de Sept Ans fit perdre à la France plusieurs de ses
colonies.
Jacques Duphly, dans son Premier Livre de 1744, avait célébré
une Larare tout aussi primesautière que celle de Simon, orthographiée
L’Arrard, cette dernière mentionnant avec précision les
changements de claviers désirés. Quant à La Le Daulceur,
Simon précise à propos du mouvement dans son avertissement qu’
« elle n’est faite sur aucun chant décidé, mais sur
une suite presque continue de notes harmonieuses, qui perdraient leur plus grand
mérite, si elles étaient exécutées un peu moins
vite qu’elles ne doivent l’être ».
Les deux Menuets d’Exaudet, ainsi que le Noël sont issus d’un
Recueil de Pièces de Clavecin de Différens Auteurs, manuscrit,
datant de 1766, conservé à la Bibliothèque nationale, contenant
une quarantaine de pièces de clavecin, entre autres de Couperin, Haendel,
Rameau, Mondonville et donc Simon. La couverture porte le nom de Mme la Marquise
de Castries, et le copiste en est un certain Coulaud. Epouse de Charles-Eugène-Gabriel
de la Croix, la marquise de Castries était également dédicataire
des Pièces de clavecin en sonates de 1745, de Louis-Gabriel Guillemin.
André-Joseph Exaudet (1710-1762), premier violon de l’orchestre
de Rouen, répétiteur du ballet puis violon solo à l’Opéra
de Paris, avait composé une sonate en trio dont le finale était
un menuet avec variations, qui devait connaître une fortune aussi durable
et considérable qu’injustifiée, grâce à d’innombrables
adaptations. Pierre Larousse dans son Dictionnaire de 1870 note encore ironiquement
que « toutes ses compositions sont oubliées à l’exception
du menuet, regardé comme le chef-d’œuvre du genre ».
C’est sur ces ouvrages de Simon Simon, dont les pièces expriment
tout l’hédonisme cher à ce XVIII° siècle finissant
et jubilant, que se referme le grand livre du clavecin français, qui
s’était ouvert seulement à peine plus de cent ans auparavant.
JEAN-PATRICE BROSSE